Et si ce temps de carême nous donnait de vivre avec un regard d’amour la proximité des personnes exclues, démunies, abîmées ! Disciples du Christ, nous sommes plus que jamais pressés par sa charité, en ce temps de crise économique et sociale. Les pauvretés de notre société sont peut-être moins nouvelles que radicales par suite de la détérioration fréquente du tissu familial, l’insuffisance des logements, l’aggravation du chômage, la vie chère. Que dire aussi de la pénibilité et de la dureté des conditions de travail, des solitudes, des addictions diverses, des fragilités psychiques, relationnelles ou culturelles qui accentuent chez beaucoup le sentiment d’exclusion ! A propos de la question que Pilate posait à Jésus : « Qu’est-ce que la vérité ? », un philosophe chrétien répondait, en prenant la voix de Jésus : « La vérité, Pilate, c’est d’être du côté des pauvres ». Les pauvres, ce « peuple humble et modeste » (So 3,12) que Jésus a libéré en les réhabilitant, partageant de fait leur inhumaine condition. Ils ne sont ni « les derniers » ni « les vaincus » de l’Histoire. Prenons le temps de lire cette histoire-là, de la comprendre à la lumière de l’Evangile, pour dire le message  chrétien. C’est là quelque chose de capital pour ceux-là mêmes que « Dieu a choisi pour son Royaume » (Jc 2, 1-7).

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Dieu choisit les pauvres par amour pour eux-mêmes. Ce qu’il laisse voir de lui-même à travers l’élection des pauvres, c’est son amour. Un amour descendant, gratuit, motivé par rien d’autre que lui-même. Un amour qui est don de soi. Un amour qui ira jusqu’au dépouillement du Christ de son importance et de ses privilèges sur la Croix. Admirable amour, nous dit saint Paul en reprenant ce langage de la pauvreté, qui nous encourage à ressourcer nos efforts de charité dans le mystère du Fils de Dieu : « De riche qu’il était le Christ Jésus s’est fait pauvre à cause de vous afin de vous enrichir par sa pauvreté » (2 Co 8,9) ! J’ai encore en mémoire ces propos entendus à l’antenne du Secours Catholique de Cahors, de la bouche même d’un SDF marqué par son errance. « Un abîme profond, disait-il, a été établi entre vous et nous, les pauvres. Il semble, à première vue, que nous soyons semblables. D’où vient cet abîme ? Serions-nous chacun sur une rive, sans passeur pour nous aider à accoster ? Serait-ce le mystère de ce monde qui se bat ? La vie est un combat perpétuel. Il faut la comprendre. Mais quand on s’aime, on arrive toujours à se comprendre. » Paroles poignantes qui nous rappellent combien nous sommes un peuple de frères appelés à construire « une société plus juste », selon la modeste formule du CCFD-Terre Solidaire !

Cette « Terre des hommes » doit nous garder sous cette tension permanente de prendre en compte la nécessaire réhabilitation des plus humiliés de l’humanité. Notre Eglise n’est-elle pas le premier espace social dans lequel cette réhabilitation doit devenir visible, comme elle l’a été aux origines de la Pentecôte chrétienne : alors « il n’y avait plus de pauvres parmi eux »(Ac 4,34) mais tout leur était commun ? Saint Paul n’a-t-il pas dénoncé l’affront fait aux pauvres comme un affront à « l’Eglise de Dieu » lorsqu’elle se réunit pour le repas-mémorial du Seigneur (1 Co 11, 22) ? N’est-elle pas cette portion d’humanité dans laquelle le dessein libérateur de Dieu à l’égard de toutes les oppressions doit devenir visible ? « Un pauvre crie : Dieu écoute et le sauve » (Ps 34,7). Sommes-nous membres de « cette Eglise pauvre pour les pauvres qui ont beaucoup à nous enseigner », appelés par le Pape François à vivre « La joie de l’Evangile » ? N’ayons pas le mépris du pauvre qui serait le symptôme d’une Eglise qui pactise avec « le monde » et oublie son orientation eschatologique.

On a écrit que les pauvres qui sont en elles, et même ceux qui sont en dehors d’elle, lui rappellent « qu’elle a rendez-vous avec le Dieu des pauvres, et pas seulement avec le Dieu de la religion, qui pourrait être un faux-dieu » (P. Bony). Nous appartenons à cette Eglise qui reconnait en elle ceux qui en sont les héritiers de droit divin et qui se comporte en dissidence avec les valeurs du monde. Une Eglise « sans les pauvres » ne serait-elle pas, en effet,  une Eglise qui se « mondanise » ? A la suite du Saint Père, disons « Non à la mondanité spirituelle ». Faisons que, dans nos communautés chrétiennes,  les pauvres se sentent « chez eux ». Ayons un regard intelligent d’amour et une sollicitude bienveillante pour interpréter les Béatitudes, spécialement celle des pauvres, des affamés, des affligés, telles qu’elles ont pu être prononcées par Jésus. Vivons cette bienheureuse expérience d’avoir été placé sous la grâce de Dieu, attentive aux misères matérielles, morales et spirituelles. Qu’elle entraîne un sentiment fort de fraternité universelle et qu’elle pousse à constituer avec tous les pauvres de la terre cette communauté de louange que Dieu habite.

Diacre Jean-Marie Armand

Méditation du dimanche de Carême, le 16 mars 2014